En raison de l’augmentation du nombre de malades, et grâce à de nouvelles stratégies thérapeutiques, le marché mondial du traitement du cancer devrait plus que doubler d’ici à 2032 pour avoisiner les 400 milliards de dollars.
Par Bertrand Beauté
Keytruda. S’il fallait un mot pour symboliser la révolution à l’oeuvre en oncologie, ce serait peut-être celui-ci. Développé par la pharma américaine Merck & Co, cet anticancéreux illustre en effet les deux grandes tendances actuelles du secteur : des innovations de rupture et une forte croissance des revenus. Lors de son lancement en 2014, le Keytruda était l’un des médicaments pionniers de l’immuno-oncologie – une nouvelle manière de traiter le cancer en restaurant la capacité du système immunitaire à détruire les cellules cancéreuses.
" L’apparition de l’immunothérapie a été une révolution, souligne le professeur Olivier Michielin, chef du Service d’oncologie de précision et chef du Département d’oncologie des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Même si cela ne fonctionne pas pour tous les cancers et tous les patients, grâce à l’immunothérapie certains cancers jusqu’ici synonymes de décès à brève échéance peuvent désormais être traités. "
Résultat : le Keytruda est devenu en moins d’une décennie le médicament le plus vendu au monde. En 2023, les ventes de cet anticancéreux se sont élevées à 25 milliards de dollars. Cette année, ce sera bien davantage. Sur les quatre premiers mois de l’année 2024, le Keytruda a déjà généré 6,9 milliards de dollars, soit une augmentation de 20% de ses ventes par rapport à 2023. Selon les analystes, son chiffre d’affaires annuel devrait dépasser 30 milliards de dollars d’ici à 2026, avant que son brevet tombe en 2028, date à partir de laquelle des biosimilaires devraient commencer à arriver sur le marché.
" L’immunothérapie est un très grand succès tant médical que commercial. Apparue il y a une quinzaine d’années, elle est devenue un standard pour le traitement de plusieurs cancers. Et elle va continuer à se développer ", souligne Vincent Meunier, spécialiste du secteur pharmaceutique
et Managing Director pour la banque d’affaires Bryan, Garnier & Co. Elle ne sera pas seule. Car à l’image de l’immunothérapie en général et du Keytruda en particulier, d’autres innovations en oncologie suscitent de grands espoirs pour les patients et devraient générer une forte croissance des revenus au cours des prochaines années. Selon le cabinet Precedence Research, le marché mondial du traitement du cancer devrait ainsi atteindre 393,61 milliards de dollars en 2032, contre 164 milliards en 2022, soit une croissance annuelle de 9,2% sur la période. " Pour les investisseurs, l’oncologie est un domaine très intéressant parce que de nombreuses innovations arrivent ", souligne David Kägi, Portfolio Manager chez Robeco.
Un avis partagé par Vincent Meunier : " Les revenus générés par l’oncologie vont continuer de croître fortement ces prochaines années. À la différence d’autres disciplines médicales plus matures, comme la cardiologie – où la plupart des médicaments existent sous forme de génériques – l’oncologie se caractérise par une recherche et développement très fertile avec la mise sur le marché régulière de traitements innovants. " Les exemples abondent : vaccins à ARN messager, thérapies ciblées, médicaments bispécifiques ou encore thérapies cellulaires sont autant de nouveaux traitements ou de pistes prometteuses pour vaincre le cancer, sans parler des tests de dépistage également en plein bouleversement.
Preuve de cette ébullition, les rachats aux montants astronomiques se multiplient. En mars 2023, par exemple, le géant pharmaceutique américain Pfizer s’est offert la biotech Seagen, spécialisée dans les traitements oncologiques, pour 43 milliards de dollars. Quelques mois plus tard, en novembre 2023, sa compatriote AbbVie a déboursé à son tour 10,1 milliards de dollars pour mettre la main sur ImmunoGen, une autre biotech active dans le secteur. Le géant bâlois Novartis, quant à lui, continue de renforcer son portefeuille oncologique, avec l’acquisition coup sur coup de l’allemand MorphoSys pour 2,5 milliards de francs, en février 2024, puis de l’américain Mariana Oncology, en mai 2024, pour 1 milliard de dollars.
Alors, est-ce le moment pour les investisseurs privés de miser sur les pépites de l’oncologie ? " Il est difficile de généraliser à l’ensemble du secteur, répond Vincent Meunier. Il est fondamental d’identifier les projets innovants, apportant un bénéfice médical significatif, tout en essayant de limiter le risque binaire lié aux essais cliniques. " Un avis partagé par Rose Nguyen, investment
manager de la stratégie Health Innovation chez Baillie Gifford : " Afin de réduire les risques, nous préférons investir dans des entreprises qui possèdent des plateformes qui peuvent être utilisées pour développer des traitements contre plusieurs cancers ou plusieurs pathologies. "
La société américaine Moderna, devenue célèbre lors de la pandémie, est l’exemple type. Comme l’expliquait son CEO Stéphane Bancel à Swissquote Magazine en décembre 2022, " Moderna n’est pas une société centrée sur le covid, mais une plateforme technologique. "
Rose Nguyen, investment manager de la stratégie Health Innovation chez Baillie Gifford
Et si cette plateforme produit des vaccins contre le covid, elle développe aussi des vaccins contre la grippe, le virus respiratoire syncytial (RSV) ou encore contre… le cancer. " L’utilisation des vaccins à ARNm contre le cancer est une nouvelle approche fascinante, poursuit Rose Nguyen. Pour le moment, nous n’en sommes qu’au stade des essais cliniques, mais les premiers résultats sont très prometteurs notamment pour réduire le risque de récidive. Les vaccins à ARNm contre le cancer pourraient arriver sur le marché dès 2025. "
Vincent Meunier, spécialiste du secteur pharmaceutique chez Bryan, Garnier & Co
Les oncologues posséderont alors une nouvelle arme. " Nous disposons désormais d’un immense arsenal thérapeutique contre le cancer, qui va encore s’enrichir dans les prochaines années, se félicite le professeur Olivier Michielin, des HUG. C’est un changement total de paradigme. " Avec des effets très positifs pour les patients : " Pendant longtemps, recevoir le diagnostic d’un cancer était synonyme d’une mort assez rapide, rappelle Vincent Meunier. Aujourd’hui, ce n’est plus forcément une fatalité et l’on peut raisonnablement penser que plusieurs types de cancers deviendront un jour des maladies chroniques. "
Les chiffres commencent à soutenir cet espoir. Selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), de 1988 à 2017, les taux de mortalité liée au cancer ont diminué en Suisse de 28% chez les femmes et de 39% chez les hommes. Cela signifie que les femmes ont aujourd’hui un risque de mourir du cancer réduit d’un tiers par rapport à leurs homologues du même âge il y a 30 ans.
Mais il reste encore beaucoup de travail avant que tous les cancers ne soient vaincus. " Nous ne comprenons pas encore bien pourquoi certains traitements sont efficaces pour certains patients ou certains cancers et pas pour d’autres ", poursuit le professeur Olivier Michielin. Si en Suisse, plus de 68% des personnes sont encore en vie cinq ans après le diagnostic d’un cancer, ce taux global cache de grandes disparités.